LA VÉRITABLE DIMENSION DE LA MISÉRICORDE DE DIEU par le Cardinal Müller

LA VÉRITABLE DIMENSION DE LA MISÉRICORDE DE DIEU

Interview du cardinal Gerhard Ludwig Müller par Carlos Granados, directeur, à Madrid, de la Biblioteca de Autores Cristianos.

Q. – Tout récemment, le problème des divorcés remariés a été de nouveau porté à l’attention de l’opinion publique. À partir d’une certaine interprétation de la Sainte Écriture, de la tradition patristique et des textes du magistère, des solutions qui proposent des innovations ont été suggérées. Peut-on s’attendre à un changement de la doctrine ?

Cardinal Müller : Même un concile œcuménique ne peut pas modifier la doctrine de l’Église, parce que celui qui en est le fondateur, Jésus-Christ, a confié la garde fidèle de ses enseignements et de sa doctrine aux apôtres et à ses successeurs. En ce qui concerne le mariage, nous avons une doctrine argumentée et structurée, fondée sur ce qu’a dit Jésus, qui doit être offerte dans son intégrité. L’indissolubilité absolue d’un mariage valide est non pas une simple doctrine, mais bien un dogme divin et défini par l’Église. Dans le cas de la rupture de fait d’un mariage valide, un autre "mariage" civil n’est pas admissible. Dans le cas contraire, nous serions confrontés à une contradiction, parce que si la précédente union, le "premier" mariage - ou, pour mieux dire, le mariage - est véritablement un mariage, une autre union qui vient ensuite n’est pas un "mariage". Parler de premier et de second "mariage" c’est simplement jouer sur les mots. Le second mariage est possible uniquement lorsque le conjoint légitime est mort, ou bien lorsque le mariage a été déclaré invalide, parce que, dans ces cas-là, le lien précédent a été dissous. Dans le cas contraire, nous nous trouvons face à ce que l’on appelle "empêchement au lien".


À ce propos, je voudrais souligner que celui qui était alors le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la congrégation que je préside actuellement, avait dû intervenir expressément, avec l’approbation du pape d’alors, saint Jean-Paul II, pour repousser une hypothèse semblable à celle de votre question.

Cela n’empêche pas de parler du problème de la validité d’un très grand nombre de mariages dans l’actuel contexte sécularisé. Nous avons tous assisté à des mariages où l’on ne savait pas très bien si les personnes qui contractaient cette union avaient véritablement l’intention de "faire ce que fait l’Église" dans le rite du mariage. Benoît XVI avait demandé avec insistance, à de multiples reprises, que l’on réfléchisse au grand défi que représentent les baptisés qui ne sont pas croyants. La congrégation pour la doctrine de la foi a donc pris en compte cette préoccupation du pape et elle a mis au travail un bon nombre de théologiens et d’autres collaborateurs en vue de résoudre le problème de la relation entre foi explicite et foi implicite.

Que se passe-t-il quand, dans un mariage, même la foi implicite fait défaut ? Il est certain que, lorsqu’elle est absente, le mariage pourrait être bel et bien invalide, même s’il a été célébré "libere et recte". Cela conduit à penser que, au-delà des critères classiques en vertu desquels on peut déclarer l’invalidité du mariage, il faudrait réfléchir davantage au cas où les époux excluent la sacramentalité du mariage. Actuellement, nous sommes encore dans une phase d’étude, de réflexion sereine mais persévérante sur ce point. Il ne me paraît pas opportun de présenter de manière anticipée des conclusions hâtives, étant donné que nous n’avons pas encore trouvé la solution, mais cela ne m’empêche pas de signaler que, dans notre congrégation, nous consacrons beaucoup d’énergie à donner une réponse correcte au problème que pose la foi implicite de ceux qui contractent un mariage.

Q. – Par conséquent, au cas où quelqu’un qui se marierait exclurait l’idée de la sacramentalité du mariage, de même que certains, au moment de se marier, excluent, par exemple, l’idée d’avoir des enfants, ce fait pourrait rendre nul le mariage qui aurait été contracté ?

Cardinal Müller : La foi appartient à l’essence du sacrement. Bien entendu, il faut clarifier le problème juridique que pose l’invalidité du sacrement à cause d’un manque de foi évident. Un célèbre canoniste, Eugenio Corecco, disait que le problème apparaît lorsqu’il faut concrétiser le degré de foi nécessaire pour que la sacramentalité puisse se réaliser. La doctrine classique avait admis une position minimaliste, en exigeant une simple intention implicite : "Faire ce que fait l’Église". Corecco ajoutait que dans le monde actuel, globalisé, multiculturel et sécularisé, où la foi n’est pas une donnée que l’on puisse simplement présupposer, il devient nécessaire d’exiger des candidats au mariage une foi plus explicite, si nous voulons vraiment sauver le mariage chrétien.

J’insiste encore une fois et je répète que cette question est encore en phase d’étude. Établir un critère valable et universel à ce sujet n’est certainement pas une question futile. En premier lieu parce que les être humains sont constamment en train d’évoluer, à la fois quant aux connaissances qu’ils acquièrent progressivement au fil du temps et quant à leur vie de foi. L’apprentissage et la foi ne sont pas des données statistiques ! Quelquefois, au moment de contracter un mariage, une personne donnée n’était pas croyante ; mais il est également possible qu’un processus de conversion soit intervenu dans sa vie et qu’elle ait ainsi vécu une "sanatio ex posteriori" de ce qui, au moment de son mariage, était un grave défaut de consentement.

Je souhaite répéter, en tout cas, que lorsque l’on se trouve en présence d’un mariage valide, il n’est possible en aucune manière de dissoudre ce lien : ni le pape ni aucun autre évêque n’ont l’autorité pour le faire, parce qu’il s’agit d’une réalité qui appartient à Dieu et pas à eux.

Q. – On parle de la possibilité de permettre aux époux de "refaire leur vie". Il a également été dit que l’amour entre époux chrétiens peut "mourir". Un chrétien peut-il vraiment employer cette expression ? Est-il possible que l’amour existant entre deux personnes unies par le sacrement du mariage meure ?

Cardinal Müller : Ces théories sont radicalement erronées. On ne peut pas déclarer qu’un mariage est éteint sous prétexte que l’amour entre les époux est "mort". L'indissolubilité du mariage ne dépend pas des sentiments humains, permanents ou transitoires. Cette propriété du mariage est voulue par Dieu lui-même. Le Seigneur s’est impliqué dans le mariage entre l’homme et la femme, c’est pour cela que le lien existe et qu’il a son origine en Dieu. Voilà la différence.

Dans son intime réalité surnaturelle, le mariage inclut trois biens : le bien de la fidélité personnelle et exclusive des époux l’un envers l’autre (le "bonum fidei"), le bien de l’accueil des enfants et de leur formation à la connaissance de Dieu (le "bonum prolis"), et le bien de l’indissolubilité ou de l’indestructibilité du lien, qui a comme base permanente l’union indissoluble entre le Christ et l’Église, représentée sacramentellement par le couple (le "bonum sacramenti"). Par conséquent, même s’il est possible de suspendre la communion physique de vie et d’amour, par ce que l’on appelle "séparation de corps", il n’est pas licite pour un chrétien de contracter un nouveau mariage aussi longtemps que le premier époux est vivant, parce que le lien légitimement contracté est perpétuel. Le lien matrimonial indissoluble correspond en quelque sorte au caractère ("res et sacramentum") donné par le baptême, par la confirmation, par le sacrement de l’ordre.

Q. – À ce sujet on parle également beaucoup de l’importance de la "miséricorde". Est-il possible d’interpréter la miséricorde comme un "moyen de créer des exceptions" à la loi morale ?

Cardinal Müller : Lorsque nous ouvrons l’Évangile, nous constatons que Jésus, lorsqu’il dialogue avec les pharisiens à propos du divorce, fait allusion, lui aussi, au binôme du "divorce" et de la "miséricorde" (cf. Mt 19, 3-12). Il accuse les pharisiens de ne pas être miséricordieux, étant donné que, dans leur interprétation sournoise de la Loi, ils avaient conclu que Moïse leur aurait accordé une permission présumée de répudier leurs épouses. Jésus leur rappelle que la miséricorde de Dieu existe contre notre faiblesse humaine. Dieu nous donne sa grâce de manière à ce que nous puissions être fidèles.

C’est là la véritable dimension de la miséricorde de Dieu. Dieu pardonne même un péché aussi grave que l’adultère ; cependant il ne permet pas un second mariage qui mettrait en doute un mariage sacramentel déjà existant, mariage qui exprime la fidélité de Dieu. Faire appel de cette manière à une présumée miséricorde absolue de Dieu revient à jouer sur les mots, ce qui n’aide pas à clarifier les termes du problème. En réalité, il me semble qu’il s’agit d’une façon de ne pas percevoir la profondeur de l’authentique miséricorde divine.

J’assiste avec un certain étonnement à l’utilisation, par certains théologiens, de ce même raisonnement relatif à la miséricorde comme prétexte pour favoriser l’admission des divorcés remariés civilement aux sacrements. Leur proposition de départ est que, dès lors que Jésus lui-même a pris le parti de ceux qui souffrent, en leur offrant son amour miséricordieux, la miséricorde est le signe spécial qui caractérise toute spiritualité chrétienne authentique. C’est en partie vrai. Cependant une référence erronée à la miséricorde comporte le risque grave de banaliser l’image de Dieu, en donnant à penser que Dieu ne serait pas libre, mais qu’il serait obligé de pardonner. Dieu ne se lasse jamais de nous offrir sa miséricorde : le problème, c’est que nous nous lassons, nous, de la lui demander en reconnaissant avec humilité notre péché, comme l’a rappelé avec insistance le pape François pendant les dix-huit premiers mois de son pontificat.

Les données de la Sainte Écriture révèlent que la sainteté et la justice appartiennent au mystère de Dieu, en plus de la miséricorde. Si nous occultons ces attributs divins et si la réalité du péché est banalisée, implorer la miséricorde de Dieu pour les êtres humains n’a aucun sens. On comprend dès lors pourquoi Jésus, après avoir traité la femme adultère avec beaucoup de miséricorde, a ajouté comme expression de son amour : "Va et désormais ne pèche plus" (Jn 8, 11). La miséricorde de Dieu n’est pas une dispense de respecter les commandements de Dieu et les enseignements de l’Église. C’est tout le contraire : Dieu, dans son infinie miséricorde, nous accorde la force de la grâce pour que nous puissions accomplir pleinement ses commandements et rétablir ainsi en nous, après la chute, son image parfaite de Père du Ciel.

Q. – Évidemment la question de la relation entre le sacrement de l’eucharistie et celui du mariage se pose également ici. Comment peut se comprendre cette relation entre les deux sacrements ?

Cardinal Müller : La communion eucharistique est l’expression d’une relation personnelle et communautaire avec Jésus-Christ. À la différence de nos frères protestants et en ligne avec la tradition de l’Église, nous considérons, nous catholiques, qu’elle exprime l’union parfaite entre la christologie et l’ecclésiologie. Par conséquent, je ne peux pas avoir une relation personnelle avec le Christ et avec son Corps véritable, présent dans le sacrement de l’autel et, en même temps, contredire ce même Christ dans son Corps mystique, présent dans l’Église et dans la communion ecclésiale. Voilà pourquoi nous pouvons affirmer sans erreur que, si quelqu’un se trouve en situation de péché mortel, il ne peut pas et il ne doit pas recevoir la communion.

Cela se produit non seulement dans le cas des divorcés remariés, mais également dans tous les cas où il y a une rupture objective avec ce que Dieu veut pour nous. C’est par définition le lien qui s’établit entre les divers sacrements. Par conséquent il faut beaucoup se méfier d’une conception immanentiste du sacrement de l’eucharistie, autrement dit d’une manière de le percevoir fondée sur un individualisme extrême, qui subordonnerait aux besoins ressentis par chacun ou à ses propres goûts le fait de recevoir les sacrements ou la participation à la communion ecclésiale.

Pour certaines personnes, la clé du problème est leur désir de communier sacramentellement, comme si le simple désir était un droit. Pour beaucoup d’autres, la communion est seulement une manière d’exprimer leur appartenance à une communauté. Or le sacrement de l’eucharistie ne peut certainement pas être conçu, de manière réductrice, comme l’expression d’un droit ou celle d’une identité communautaire : l’eucharistie ne peut pas être un "social feeling" !

Une suggestion fréquemment formulée est de laisser à la conscience personnelle des divorcés remariés la décision de se présenter pour recevoir la communion eucharistique. Cet argument est, lui aussi, l’expression d’une conception problématique de la "conscience", qui a déjà été repoussée par la congrégation pour la doctrine de la foi en 1994. Les fidèles savent que, avant de recevoir la communion, ils doivent examiner leur conscience, ce qui les oblige aussi à la former continuellement et donc à rechercher passionnément la vérité.

Dans cette dynamique tellement particulière, l’obéissance au magistère de l’Église constitue non pas une gêne, mais bien plutôt une aide pour découvrir la vérité si ardemment recherchée par chacun en ce qui concerne son propre bien et celui d’autrui.

Q. – À ce point de la réflexion, on voit apparaître le grand défi que constitue la relation entre la doctrine et la vie. On a dit que, sans toucher à la doctrine, il était maintenant nécessaire de l’adapter à la "réalité pastorale". Cette adaptation supposerait que la doctrine et la pratique pastorale puissent, dans les faits, suivre des chemins différents.

Cardinal Müller : Le fait d’établir une séparation entre la vie et la doctrine est une caractéristique propre au dualisme gnostique, de même que celui de séparer la justice et la miséricorde, Dieu et le Christ, le Christ Maître et le Christ Pasteur, ou de séparer le Christ et l’Église. Il n’y a qu’un seul Christ. Le Christ est le garant de l’unité entre la Parole de Dieu, la doctrine et le témoignage donné par sa vie. Tous les chrétiens savent que c’est uniquement à travers la saine doctrine que l’on peut parvenir à la vie éternelle.

Les théories auxquelles vous faites allusion cherchent à transformer la doctrine catholique en une sorte de musée des théories chrétiennes : une espèce de réserve qui n’aurait d’intérêt que pour un petit nombre de spécialistes. La vie, quant à elle, n’aurait rien à voir avec Jésus-Christ tel qu’il est et tel que nous le présente l’Église. Le christianisme sévère se transformerait en une nouvelle religion civile, politiquement correcte, réduite à quelques valeurs tolérées par le reste de la société. C’est de cette façon que serait atteint l’objectif inavouable de certains : mettre de côté la Parole de Dieu afin de pouvoir diriger idéologiquement la société tout entière.

Jésus ne s’est pas incarné dans le but d’exposer quelques simples théories qui seraient rassurantes pour la conscience et qui, au fond, laisseraient les choses telles qu’elles sont. Le message de Jésus est une vie nouvelle. Si quelqu’un raisonnait et vivait en séparant la vie et la doctrine, non seulement il déformerait la doctrine de l’Église en la transformant en une espèce de pseudo-philosophie idéaliste, mais surtout il se tromperait lui-même. Vivre en chrétien implique de vivre à partir de la foi en Dieu. Porter atteinte à ce schéma veut dire que l’on réalise le redoutable compromis entre Dieu et le démon.

Q. – Afin de défendre la possibilité que quelqu’un puisse "refaire sa vie" grâce à un second mariage alors même que son premier conjoint est toujours en vie, on a eu recours à des témoignages provenant des Pères de l’Église, qui sembleraient pencher en faveur d’une certaine complaisance en ce qui concerne ces nouvelles unions.

Cardinal Müller : Il est certain que, dans l’ensemble de la patristique, on peut trouver différentes interprétations ou adaptations à la vie concrète. Cependant il n’y a aucun témoignage des Pères qui tende à accepter tranquillement un second mariage lorsque le premier conjoint est toujours en vie.

L’Orient chrétien a certainement connu une certaine confusion entre la législation civile établie par l’empereur et les lois de l’Église ; cela y a fait naître une pratique différente qui, dans certains cas, en est arrivée à admettre le divorce. Mais, sous la conduite du pape, l’Église catholique a développé, au cours des siècles, une autre tradition - que l’on retrouve dans l’actuel code de droit canonique et dans le reste de la règlementation ecclésiastique - qui est clairement opposée à toute tentative de sécularisation du mariage. Le même phénomène s’est produit, en Orient, dans divers milieux chrétiens.

J’ai découvert que, parfois, on isole et on sort de leur contexte des citations ponctuelles des Pères, afin de soutenir de cette manière la possibilité d’un divorce et d’un second mariage. Je ne crois pas qu’il soit correct, au point de vue méthodologique, d’isoler un texte, de le sortir de son contexte, de le transformer en une citation isolée, de le décrocher du panorama global de la tradition. Toute la tradition théologique et magistérielle doit être interprétée à la lumière de l’Évangile dans lequel, en ce qui concerne le mariage, nous trouvons des propos parfaitement clairs de Jésus lui-même. Je ne crois pas que l’on puisse en donner une interprétation différente de ce qui a été indiqué jusqu’à présent par la tradition et par le magistère de l’Église sans être infidèle à la Parole révélée.

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Le livre : Gerhard Ludwig Müller, "La speranza della famiglia", Ares, Milan, 2014, 80 pp., 9,50 euros.

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