«Le mariage entre le pouvoir et le droit" par le Cardinal Brandmüller

APPRENDRE LES LEÇONS DE L’HISTOIRE

«Le mariage entre le pouvoir et le droit 
Le différend entre Lothaire II et Nicolas Ier sur le mariage Une étude de l'histoire de cas.».

En bon historien de l’Église – et président du Comité Pontifical des Sciences Historiques pendant plus de vingt ans – qu’il est, Brandmüller a évoqué, dans cet essai, le conflit qui opposa, au IXe siècle, le pape Nicolas Ier et Lothaire II, roi de Lotharingie. 
Lothaire, initialement uni, mais sans être marié, à une femme de l’aristocratie nommée Waldrade, s’unit en mariage, pour des raisons d’intérêts politiques, avec la noble Theutberge. Puis il se sépara aussi de celle-ci, se remaria avec sa précédente compagne et voulut à tout prix que le pape reconnaisse la validité de ce second mariage.
Mais bien que Lothaire ait bénéficié de l’appui des évêques de sa région et du soutien de l’empereur Louis II, qui en arriva à pénétrer dans Rome avec son armée, le pape Nicolas Ier – qui est aujourd’hui vénéré comme saint – ne se soumit pas à ses prétentions et il ne reconnut jamais comme légitime le second mariage de Lothaire. 
Le cardinal Brandmüller reconstitue cette histoire de manière captivante et il l’analyse aux points de vue historique, juridique et théologique. Il fait remarquer, entre autres, que l'exhortation adressée par Nicolas à Lothaire pour que celui-ci accueille de nouveau Theutberge, sa seule véritable épouse, non seulement de manière formelle mais en lui témoignant un amour sincère détruit "le cliché selon lequel la conception du mariage d'amour fondé sur un lien spirituel serait uniquement une conquête de l’époque moderne".

Si l’Histoire, y compris l’Histoire de l’Église, ne se borne pas à apparaître comme un recueil de récits plus ou moins édifiants – et, de temps en temps, amusants ou scandaleux – mais si, en raison de ses résultats, elle avance aussi la prétention d’avoir une importance théologique, alors il faut s’interroger à propos des conclusions théologiques issues de la querelle relative au mariage de Lothaire II. […] Si l’on tient compte de la position sociale des personnes impliquées dans l’affaire en question et des dimensions du conflit, qui concernait à la fois la politique et l’Église, il n’est pas exagéré de considérer la querelle relative au mariage du roi franc comme une étape majeure dans le long processus d’affirmation des règles chrétiennes en matière de mariage.

Lorsque l’on examine les différentes étapes de ce processus, on constate qu’il n’y avait pas de doutes quant à l’aspect fondamental, c’est-à-dire l’aspect théologique. En revanche il y avait de grandes incertitudes quant à l’application de l’enseignement chrétien relatif au mariage à des cas concrets, qui continuaient à se présenter dans un contexte social marqué par la tradition païenne.

En effet, sur ce point, nous trouvons des évêques ou des synodes qui ont cru pouvoir dissoudre des mariages et autoriser des remariages, justement comme cela s’est produit dans l’affaire que l’on vient d’évoquer. Cette observation pourrait remettre en mémoire une formule forgée par les canonistes de l’époque des Lumières : "Olim non erat sic", autrefois il n’en était pas ainsi.

Appliquée à l’époque actuelle, cette formule devient : "Autrefois, il existait une permission de se remarier après le divorce". Y aurait-il donc une raison qui empêche, dans la situation présente et face aux difficultés pastorales que connaît notre époque, de revenir à une position qui a déjà été prise dans le passé et d’admettre une pratique “plus humaine” – comme on dirait aujourd’hui – en matière de divorce et de remariage ?

Il y a donc une question d’une grande portée théologique qui se pose. Son importance apparaît quand on se rappelle que déjà, dans le contexte de la théologie œcuménique, on a argumenté de manière analogue. Ne serait-il pas plus facile – telle est la question dans ce contexte – de convaincre les orthodoxes d’accepter la réunification si l’on en revenait à l’état des relations entre l’Orient et l’Occident telles qu’elles étaient avant les excommunications de 1054 ?

De plus, déjà vers le milieu du XVIIe siècle, ce qui est mis en cause – et plus précisément par les théologiens de ce que l’on appelle l’orthodoxie luthérienne et par ceux de l’école de Helmstädt, plus proche de Mélanchthon – c’est le modèle de réunification de ce que l’on appelle le "consensus quinquesæcularis" : c’est-à-dire celui du retour à la situation de la doctrine de la foi et de l’Église telle qu’elle était pendant les cinq premiers siècles et à propos de laquelle il n’existe pas aujourd’hui de controverses.

Des idées vraiment fascinantes ! Mais offrent-elles véritablement une clé permettant de résoudre le problème ? En apparence seulement. […] La tradition au sens technico-théologique du terme n’est pas une foire aux antiquités où l’on peut choisir et acquérir les objets déterminés que l’on convoite.

La "traditio-paradosis" est plutôt un processus dynamique de développement organique conforme – si l’on veut bien me permettre cette comparaison – au code génétique inséré dans l’Église. Toutefois il s’agit d’un processus qui ne trouve pas de correspondances adéquates dans l’histoire profane des formes sociales humaines, dans les états, dans les dynasties et ainsi de suite. De même que l’Église elle-même est une entité "sui generis" dépourvue d’analogies, de même ses choix de vie ne sont pas non plus comparables, "sic et simpliciter", à ceux de communautés purement humaines et mondaines.

En réalité, ce qui est décisif, ici, ce sont les données de la révélation divine. Celle-ci a comme résultat l’indéfectibilité de l’Église, autrement dit le fait que l’Église du Christ, en ce qui concerne son patrimoine de foi, ses sacrements et sa structure hiérarchique fondée sur l’institution divine, ne peut avoir un développement qui mette en péril son identité même.

À chaque fois que l’on prend au sérieux, dans la foi, l’action du Saint-Esprit, qui vit dans l’Église et qui,
conformément à la promesse faite par le Divin Maître, guidera celle-ci vers la vérité tout entière, il apparaît évident que le principe "olim non erat sic" n’appartient pas à la nature de l’Église et que, par conséquent, il ne peut pas être déterminant pour elle.

Mais alors, si les synodes mentionnés ci-dessus ont effectivement autorisé Lothaire II à se remarier, est-ce que cette décision n’était pas également guidée par le Saint-Esprit ? Est-ce que ce n’était pas une expression de la "traditio" ?

À cela répond la question concernant la forme concrète et la compétence de ces synodes. […] Dans le cas que nous examinons, ces synodes n’étaient absolument pas libres et, en raison de la pression exercée sur eux par le roi, ils devaient indubitablement être considérés comme partiaux, pour ne pas dire carrément corrompus. Leur dépendance vis-à-vis de Lothaire II avait provoqué chez les évêques une telle soumission aux désirs du roi qu’ils allèrent jusqu’à violer le droit et à corrompre des légats pontificaux.

Si l’on tient compte des circonstances et d’autres irrégularités, il était évident que ces synodes avaient tout fait, sauf administrer la justice. C’est précisément ce genre d’expérience qui a entraîné la création de la règle de droit canonique qui, pour les causes concernant les personnes détentrices du pouvoir suprême dans l’État, retire leur compétence aux tribunaux ecclésiastiques territoriaux et indique que le seul tribunal compétent est celui du pape (Code de droit canonique de 1983, canon 1405). […]

Par conséquent il n’est pas possible de considérer, si peu que ce soit, que de telles assemblées puissent être un lieu où sera recueillie la tradition authentique et contraignante de l’Église.

Certes, les conciles généraux ne sont pas seuls à pouvoir formuler la "traditio" de manière contraignante : les synodes particuliers le peuvent également. Cependant ils ne peuvent le faire que s’ils correspondent eux-mêmes aux exigences de la tradition authentique, à la fois au point de vue de la forme et à celui du contenu. Or ce n’était pas le cas – il est bon de le rappeler – en ce qui concerne les assemblées d’évêques dont il est question ici.

Enfin, au moment de conclure le raisonnement qui vient d’être exposé, qu’il me soit permis de répondre à une objection qui pourrait éventuellement m’être faite et qui correspond au schéma interprétatif d’une “histoire écrite par les vainqueurs”, plus proche de la pensée historique marxiste. […] Cette manière d’envisager les événements de l’histoire de l’Église et les conséquences qu’ils ont eues permettrait de considérer celles-ci comme de simples produits accidentels de leur propre relativité. En d’autres termes, on pourrait les renverser à tout moment et emprunter d’autres voies.

Toutefois cela n’est pas possible si, à la base, on place la compréhension authentiquement catholique de l’Église, telle qu’elle a été exprimée en dernier lieu dans la constitution "Lumen gentium" du concile Vatican II.

Dans ce but, il est nécessaire – comme on l’a déjà remarqué – que l’Église puisse être certaine de l’aide constante de son principe de vie le plus intime, le Saint-Esprit, qui garantit et manifeste son identité en dépit de tous les changements survenus dans l’histoire.

Ainsi donc, le développement effectif du dogme, celui du sacrement et celui de la hiérarchie du droit divin ne sont pas des produits accidentels de l’histoire, mais ils sont guidés et rendus possibles par l’Esprit de Dieu. Voilà pourquoi ces développements sont irréversibles et ouverts seulement en direction d’une compréhension plus complète. Par conséquent la tradition, en ce sens, a un caractère normatif.

Dans le cas que nous examinons, cela signifie qu’il n’existe pas de voie permettant de revenir en arrière par rapport aux dogmes de l’unité, de la sacramentalité et de l’indissolubilité qui sont enracinés dans le mariage de deux baptisés, sinon celle – inévitable et, pour cette raison, à rejeter – de les considérer comme une erreur dont il faut se corriger.

Lors de la querelle relative au second mariage de Lothaire II, la manière d’agir de Nicolas Ier, aussi conscient des principes qu’il était inflexible et impavide, constitue une étape importante sur le chemin de l’affirmation de l’enseignement relatif au mariage dans l’aire culturelle germanique.

Le fait que ce pape, de même que ses divers successeurs dans des circonstances comparables, se soit comporté en avocat de la dignité de la personne humaine et de la liberté des faibles – dans la plupart des cas, il s’agissait de femmes – a fait mériter à Nicolas Ier le respect des historiens, la couronne de la sainteté et le titre de "Magnus".

Walter Cardinal Brandmüller

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